Arvo Pärt, nouvelle star de la Philharmonie de Paris
Fratres, Tabula Rasa, La Sindone, Silhouette… Autant de trésors vivants, venus tout droit d’Estonie, que des milliers de personnes sont venues admirer à la Philharmonie de Paris, lors de ce week-end des Journées du Patrimoine, les 19 et 20 septembre. Et là, dissimulé dans le public du grand auditorium flambant neuf, front bombé, barbe mystique et regard illuminé, l’alchimiste Arvo Pärt est bel et bien présent, du haut de ses 80 ans, pour bénir de son immense aura ces trésors d’aujourd’hui.
© Richard Holding
La Philharmonie de Paris peut se féliciter d’avoir fait venir, le temps d’un week-end exceptionnel, le compositeur contemporain le plus joué au monde, qui est aussi, sans doute, le plus humble et le plus discret de sa catégorie. Il semble cependant, pour l’avoir observé dédicacer sans relâche disques, livres et autres futures précieuses reliques après les concerts, qu’Arvo Pärt se soit finalement habitué à cette popularité planétaire. Car ce vieillard profondément pieux, au verbe laconique, a toujours préféré la compagnie des icônes de monastère orthodoxe plutôt que celle des journalistes, avec leurs questions farfelues et embarrassantes. Il faut dire aussi que sa notoriété est relativement récente, surtout en France, où il était bien méconnu il y a encore quelques années, pour ne pas dire négligé. Dans l’univers sacro-saint de la musique contemporaine savante, au-dessus duquel plane encore le spectre vivant de Pierre Boulez, les compositeurs néo-classiques qui osent renouer avec les langages des anciens n’ont quasiment pas de droit de parole. Mais le langage d’Arvo Pärt est si puissant, spirituellement et émotionnellement parlant, qu’elle brise de mille pièces la coque de ce petit cocon élitiste pour aller à la rencontre du monde, et embrasser cette masse d’individus en quête de sens, qui trouvent dans sa musique l’écho de leurs peines, de leurs joies, de leur questionnement existentiel. Un élan d’humanisme systématiquement évité par tous ces artistes qui placent l’intellect avant l’affect.
Mais revenons à ce week-end exceptionnel, et notamment à ces deux grands concerts symphoniques de l’Orchestre de Paris qui ont eu lieu samedi, à 19h, et dimanche, à 16h30. Le premier concert fut intégralement consacré à Pärt, et a donné un aperçu assez diversifié de son oeuvre. La délicatesse de Summa, pour orchestre à cordes, a ouvert le concert de la plus belle des manières. A l’extinction des dernières notes, Paavo Järvi est parvenu à tenir en haleine plusieurs secondes une salle archi-comble, avant que n’éclate un premier tonnerre d’applaudissements (il y en aura plusieurs tout au long de ce week-end). Le concert s’est poursuivi avec la courte et assez rare Passacaglia, pour violon et orchestre. Une pièce des années 2000 qui témoigne d’une nouvelle recherche de Pärt dans la couleur orchestrale, et l’élargissement de son fameux style « tintinnabuli ». L’oeuvre qui a pourtant fait le « plus de bruit » dans ce concert était le Credo, de 1969, pour piano, choeur et orchestre – la fameuse partition scandale qui a valu à Pärt d’être censuré par le régime communiste de l’époque, en raison de ses références religieuses. Construit autour du premier prélude du Clavier bien tempéré de JS Bach, la musique tombe progressivement dans une violente cacophonie, avant de retrouver, à la fin, la pureté harmonique du cantor de Leipzig.
Credo était la seule oeuvre du week-end à témoigner du style avant-gardiste de Pärt. Un avant-gardisme dont il fera ensuite, dans les années 70, littéralement table rase, avec la recherche d’un autre nouveau langage plus simple et plus immédiat. Un renouveau qu’il caractérisera effectivement dans sa Tabula Rasa, une oeuvre complètement dépouillée composée en 1977 pour deux violons, percussion et orchestre à cordes. Un contraste énorme avec le Credo, et une plongée dans un tout nouvel univers sonore, celui-là même dans lequel baignent aujourd’hui la majorité des admirateurs de Pärt, un univers plutôt planant, contemplatif et atemporel, propice au recueillement et à l’introspection, qui semble correspondre à un besoin d’évasion par rapport à la frénésie du monde dans lequel nous évoluons.
Tabula Rasa, c’est d’ailleurs l’oeuvre qui a conclu le week-end, à la fin du 2e concert dimanche. On ne s’arrêtera pas sur le malheureux décalage qu’il y a eu entres solistes et orchestre, à la fin du premier mouvement, « Ludus ». Ce furent deux minutes assez douloureuses pour tous ceux qui connaissent bien cette partition… Mais fort heureusement, le lancinant second mouvement, « Silentium », a liquéfié de sa magie envoûtante tous les esprits chagrinés, et placé l’auditoire dans un authentique état second. Quelques toussotements ont bien rempli les mesures de silence, mais l’atmosphère si planante dégagée par cette partition extrêmement dépouillée a eu le dessus jusqu’à la toute dernière note, jouée « pianissimo » par le contrebassiste solo. Un souffle de son quasi imperceptible qui a même obligé Arvo Pärt à tendre l’oreille.
Lors de ce concert dimanche, Arvo Pärt partageait l’affiche avec un autre Estonien : Erkki-Sven Tüür, venu pour assister à la création mondiale de Sow the wind. Une oeuvre à l’orchestration luxuriante très dense et exigeante pour la concentration, mais tout à fait fascinante à regarder.
Durant ce week-end, on a aussi pu réentendre Silhouette, une oeuvre qui avait été créée à la Salle Pleyel en 2010, dédiée à Gustave Eiffel et à sa fameuse Tour. Parmi les autres oeuvres relativement nouvelles, le public parisien a eu la chance d’écouter une version remaniée de La Sindone, partition pour orchestre pleine de mystère inspirée du Saint Suaire conservé à Turin. Mais notre coup de coeur va à Swan Song, une version magistralement orchestrée de la pièce Littlemore Tractus, composée au départ pour choeur et orgue en 2000, et qui attend toujours d’être enregistrée au disque.
Des concerts pleins à craquer, des standing ovations, des stands de disques dévalisés et de longues files d’attente pour obtenir une dédicace… Sur le plan populaire, le week-end a été un immense succès pour la Philharmonie. D’autant plus que beaucoup de jeunes (25-40 ans) ont répondu à l’appel. Sur le plan musical, les choses sont un peu plus inégales, mais tel est le prix à payer pour la musique contemporaine – trop neuve et trop originale pour figurer au répertoire d’un orchestre. Saluons en tout cette formidable initiative, en espérons qu’Arvo Pärt n’attendra pas ses 90 ans pour revenir faire un tour à Paris et à sa belle Philharmonie !