Quand les silences de Pärt pénètrent la chapelle des Tudors
The Sixteen, fondé et dirigé par Harry Christophers depuis 35 ans, est l’un des ensembles de musique ancienne les plus expérimentés et les plus respectés dans le monde. S’ils sont avant tout de grands spécialistes de la musique anglaise a cappella de la Renaissance, les membres du groupe ont aussi exploré avec succès d’autres époques, notamment le XXe siècle avec la musique de Poulenc, Britten ou Stravinsky. Et aussi la musique contemporaine, avec John Tavener en particulier, ainsi que les oeuvres sacrées de l’Estonien Arvo Pärt. Arvo Pärt dont ils viennent d’enregistrer trois oeuvres, intercalées entre des motets de William Bryd et de Thomas Tallis, les deux autres compositeurs présents sur le disque « The Deer’s Cry » paru chez CORO.
Ce n’est certes pas la première fois que la musique de Pärt est associée à la musique ancienne – le style « tintinnabuli » de Pärt est, rappelons-le, directement inspiré du chant grégorien et de la pureté des polyphonies de la Renaissance, mais les disques qui osent un tel mélange ne sont pas si fréquents. Harry Christophers justifie d’abord une telle association en rappelant, dans l’excellent livret qui accompagne l’album, que Byrd comme Pärt ont tous deux été confrontés à l’oppression des autorités, et ont tous deux cherché la consolation à travers leur art musical et leur foi chrétienne.
Mais en creusant plus loin, sur le plan de la construction musicale on s’aperçoit que les deux compositeurs font appel à des structures logiques similaires. Malgré le sentiment d’atemporalité qui traverse ses oeuvres, Pärt base souvent sa musique sur des formules mathématiques, comme par exemple des canons à plusieurs vitesses ou des jeux de miroir. Chez Byrd, le principe du canon à plusieurs vitesses est présent dans le Miserere nostri, alors que le Diliges Dominum a la particularité d’être quant à lui un palindrome musical – chantée à l’envers la musique serait la même !
Le rapprochement a tout de même ses limites, et on le voit bien par exemple avec la manière très différente qu’ont Tallis et Pärt de traiter en musique le même passage de l’Evangile, celui du « When Jesus went » (qui correspond chez Pärt à l’oeuvre The Woman with the albaster box, Matthieu 26,6). Ici, la vision résolument positive de Tallis contraste avec la vision bien plus dramatique de Pärt. Aucun silence dans l’oeuvre de Tallis, la musique se déroule sans pause d’un bout à l’autre, alors que dans l’oeuvre de Pärt, trois fois plus longue, les silences sont aussi nombreux que les notes, et jouent un rôle essentiel.
C’est ce traitement des silences qui fait que Pärt est un compositeur d’aujourd’hui, et pas de la Renaissance. Et c’est ce qui nous rend quelque peu sceptique à l’égard du mélange des genres pratiqué dans ce disque. C’est que, de par ce traitement des silences, mais aussi des dissonances, l’émotion musicale est (pour nous) très différente entre la musique d’un Byrd ou d’un Tallis d’une part, et la musique d’un Pärt d’autre part. L’écoute et la résonance ne sont simplement pas les mêmes. A l’époque, la plénitude sonore alliée à une utilisation souvent mécanique du tactus, avait pour fonction d’élever l’âme vers les cieux, le flux et l’enchevêtrement des voix créant une sorte de transe harmonique. Chez Pärt, tout est dans la réduction et l’épuration, l’écho des sons plus que les sons. Il autorise à l’auditeur de nombreuses pauses méditatives, qui semblent correspondre chez l’auditeur d’aujourd’hui à un besoin de simplicité et de recul face à l’effervescence du monde contemporain dans lequel nous évoluons. Peut-être qu’une alternance plus stricte entre passé et aujourd’hui aurait plus de sens émotionnel sur le disque (1. Byrd / 2. Pärt / 3. Tallis /4. Pärt / 5. Byrd, etc.) car la rupture dans la continuité serait ainsi plus attendue.
Il n’empêche que, malgré cette réserve, la qualité de l’interprétation est au rendez-vous. Chez Byrd et Tallis, The Sixteen est dans son élément et nous livre une vision magistrale des Cantiones Sacrea, de véritable bijoux de l’âge d’or de la polyphonie de l’époque des Tudor, avec une pâte sonore qui autorise des voix individuelles à s’émanciper par leur richesse de timbre tout en assurant une cohérence harmonique d’ensemble.
Chez Pärt, l’interprétation est également très réussie. On regrette juste un tout petit manque d’intensité au milieu du Nunc Dimittis, sur les paroles « Lumen ad revelationem gentium », moment selon nous le plus jubilatoire de l’oeuvre, et qui manque ici un peu de conviction.