Le Lac des Cygnes, entre foi et schizophrénie
L’un est une immersion spirituelle dans le quotidien des moines de Tibhirine, les mois précèdant leur enlèvement, l’autre une incursion dans le psyché tourmenté d’une danseuse étoile, en proie à des hallucinations schizophréniques. Des hommes et des dieux et Black Swan, deux grands films de 2010 fraîchement récompensés aux Césars et aux Oscars, qui n’ont rien à voir, mais qui pourtant se rejoignent sur un point d’une importance essentielle : tous deux utilisent la musique du Lac des Cygnes de Tchaikovski.
Dans Des hommes et des dieux, seul le fameux thème final du ballet est utilisé, pour une scène unique – moment le plus émouvant du film – celle de la fin, lorsque les moines prennent la décision unanime de rester au monastère, en dépit des risques qui les guettent. Dans la scène finale du Lac des Cygnes, Odette – cygne le jour, jeune femme la nuit – se suicide en se jetant dans le lac, se sachant condamnée à demeurer un cygne pour le restant de ses jours ; en effet, son amoureux le prince Siegfried, avait la possibilité de briser le sort en l’épousant, mais il est trompé par Odile – le cygne noir – sosie d’Odette. Réalisant son erreur, le prince se jette à son tour dans le lac. Un acte désespéré qui se révèle être finalement l’acte d’amour nécessaire pour détruire le sorcier Von Rothbart et lever le sort maléfique. Une libération qui permet à Odette et son amant de s’élever au paradis en une apothéose.
Une musique qui prend tout son sens donc, appliquée aux moines, qui choisissent de risquer de sacrifier leur vie, en restant fidèles à leur engagement, au lieu de s’enfuir. Ils savent que quoiqu’il arrive, ils auront été cohérents avec eux-mêmes, avec leurs valeurs, et qu’en se remettant entre les mains de Dieu qu’ils ont toujours prié, ils iront au paradis, la mort leur étant douce et libératrice.
Dans Black Swan, la musique de Tchaikovski joue aussi ce rôle libérateur. Ici, l’originalité, c’est le travail de transformation de la partition de Tchaikovski par le compositeur Clint Mansell, qui enrichit la partition en lui donnant une tout autre ambiance, pour mieux refléter la psychologie troublée du personnage. Mais la noyau dur de la bande-son reste Tchaikovski et son Lac des Cygnes. Dans la production du ballet présentée dans le film, Nina (Natalie Portman) doit jouer les deux cygnes (Odette et Odile), une manière évidente et logique pour le film de se développer autour de la schizophrénie de la danseuse. Au fur et à mesure qu’elle répète pour le ballet, elle découvre le « cygne noir » qui est en elle, son alter ego diabolique. En mourant (réellement) à la fin du ballet, la danseuse se libère de son propre sort maléfique – sa maladie psychique.
Dans les deux films, la mélodie finale du Lac des Cygnes de Tchaikovski est le moteur qui alimente l’émotion et fait monter l’intensité dans les moments les plus vibrants. Laissant de côté le narratif, si on ne retient que l’émotion générée par la musique pure, voilà un fort bel exemple qui prouve que la musique, loin d’être une tapisserie sonore, est au contraire ce qui révèle la quintessence profonde de deux situations radicalement différentes – des moines, une danseuse. La musique, donc, n’est pas de ce monde ; elle a sa propre vérité, sa propre dimension. Plutôt que d’exprimer un moment fort d’un film, comme support au film, c’est plutôt le film qui trouve son sens à travers elle. La musique est première.