La musique, un art qui n’a pas de sens?
En lisant l’interview de Michel Serres dans Telerama (n°3209 du 16 juillet), j’ai été frappé par la question du journaliste Xavier Lacavalerie, qui interpelle le philosophe en affirmant que « la musique n’a pas de sens. Une note, un accord, un mode, une mélodie ne veulent rien dire! »
J’ai trouvé très juste la réponse de Serres : « n’étant porteuse d’aucun sens, la musique les possède tous. » Mais frustré car il n’approfondit pas son idée…
La question du sens de la musique est un des problèmes que j’ai pu aborder dans mon travail de mémoire de philosophie. J’en suis venu à la conviction que la musique est un moyen de communication métaphysique compréhensible par tous, et qui précède tout langage. D’où son caractère universel qui fait que deux musiciens qui ne parlent pas la même langue n’ont pas besoin de traducteur pour se comprendre.
La musique n’a pas de sens parce qu’elle n’est pas l’expression de l’univers ou de quelconque activité humaine. La musique préexiste à l’homme, contrairement à la peinture, la danse, la littérature, etc. Au lieu de dire que la musique exprime le sens de telle ou telle situation, ce qu’il faut plutôt dire, c’est que ce sont les choses qui trouvent leur sens à travers la musique. Ainsi une même musique peut illustrer deux scènes de films complètement différentes ; cette musique n’exprime ni le sens de l’une ni de l’autre, mais les deux scènes trouvent elle-mêmes leur sens à la lumière de cette même musique. Comme la manière dont brilleraient sous les rayons du même soleil deux visages différents.
Au lieu d’exprimer la quintessence des choses et des situations, la musique les révèle, les dévoile. La musique est un monde à part, un univers à elle toute seule qui obéit à des lois et à un mode de manifestation différentes de l’univers phénoménal que nous connaissons et dans lequel nous évoluons. Les deux univers s’interpénètrent, mais ne fusionnent pas. La sculpture, la poésie ou la peinture restent prisonnières du monde des phénomènes, car ce sont justement les phénomènes (le marbre, les mots, les couleurs) qui sont à la base de ces arts et qui les font exister. La musique, elle, est par essence métaphysique, dans le sens où par nature, elle provient de cet autre univers, un univers qui précède le nôtre, qui n’exprime absolument rien de notre univers.
Cette antériorité de la musique par rapport au monde – difficile à saisir, je vous l’accorde… – est vraiment la clé maîtresse, selon moi, pour comprendre le mystère de la musique… Certes, il a fallu que Beethoven naisse pour que soit léguée à la postérité la 9e Symphonie. Elle n’existait pas à l’époque des dinosaures, ni au moment du Big Bang. Mais la symphonie est faite avec des éléments métaphysiques – les sons, l’harmonie, le rythme, que le compositeur a su organiser, modeler, pour générer sa symphonie.
D’où le fait que la musique n’a pas de sens… Si on entend par là que la musique n’exprime rien de notre monde. Mais vu de son point de vue à elle, la musique a bel et bien un sens : celui d’être la clé de voûte par laquelle les choses se découvrent leur vérité profonde…