A Paris, une bulle de silence nommée Valentin Silvestrov
La semaine dernière, on vous parlait d’un évènement musical exceptionnel qui allait avoir lieu en France. C’était surtout un évènement rare. Le 14 janvier dernier, le compositeur ukrainien Valentin Silvestrov était l’invité du Collège des Bernardins, à Paris, le temps d’une courte table-ronde suivi de la projection d’un film documentaire – plongée intimiste dans la vie d’un artiste singulier, signé Dorian Supin. Rare, car la musique de ce vétéran aujourd’hui âgé de 77 ans, qui s’est d’abord illustré dans le sérialisme entre 1950 et 70, avant d’embrasser un style post-romantique et néo-tonal depuis ces 40 dernières années, est quasi inconnue des oreilles et des institutions françaises. La preuve en parcourant les principaux disquaires du quartier Saint-Michel à Paris : pas un seul disque dans les rayons ! Pour écouter sa musique, il faut la commander sur Internet, et la chercher sur des sites de partage comme YouTube. D’où l’importance du concert unique qui avait lieu le lendemain de la table-ronde, dans la magnifique nef de l’ancienne abbaye cistercienne, rue de Poissy.
Mais commençons par la table-ronde. Vêtu d’un banal gilet marron (ce sera aussi son « costume » de concert), Silvestrov n’est clairement pas un individu qui se cache derrière des apparences. L’homme, autant que l’artiste, est d’une sincérité et d’une authenticité sans faille. En témoigne son parcours musical, depuis les clusters de l’atonalisme jusqu’à la suavité de ses bagatelles pour piano, point d’esbroufe dans sa quête de vérité musicale : Silvestrov est un chercheur d’absolu.
Mais ce soir-là, c’est davantage la politique que la musique qui occupe la pensée du compositeur. Car depuis peu, il se revendique artiste engagé. Depuis les manifestations des pro-européens dans son pays, il y a un an, de la lutte contre la corruption des hommes au pouvoir, du respect des droits de l’homme dans un Etat de l’ex-Union Soviétique qui attend toujours son indépendance véritable – chose loin d’être facilitée par un Vladimir Poutine nostalgique d’une grande Russie.
Lorsqu’on lui donne enfin la parole, Silvestrov exprime d’abord brièvement sa profonde sympathie pour la France victime du terrorisme (l’attentat contre Charlie Hebdo avait eu lieu 8 jours auparavant), puis embraye tout de suite sur le terrorisme en Ukraine, qui n’a, selon lui pas de visage : « Où est Al Qaida en Ukraine, qui sont les terroristes dans notre pays ? » martèle-il, avec véhémence, avant de rappeler les épisodes sombres du communisme, des crimes du KGB… Une logorrhée en langue russe, que peine à traduire l’interprète présente ce soir-là, et qui sera interrompue par l’un des animateurs de la soirée, qui supplie Silvestrov de parler de sa musique, vue l’heure qui tourne… Chose qu’il fera, dans un temps malheureusement très court, en répondant à quelques questions du public. Un compositeur américain présent dans la salle lui demande notamment pourquoi il n’a jamais composé de musique électronique. « On peut très bien survivre sans musique électronique », lui répond Silvestrov, faisant sourire l’audience, avant de préciser : « Au final, peu importe si la musique est électronique ou non, tant que c’est de la musique… ».
On n’en saura pas beaucoup plus sur sa pensée musicale pendant cette table-ronde. Un musicologue tente bien de la résumer en deux-trois phrases, en insistant notamment sur cette idée que la répression soviétique, paradoxalement, a donné une liberté créatrice à la musique avant-gardiste face au régime communiste, et que quelque part, Silvestrov est encore aujourd’hui un compositeur avant-gardiste, ou en tout cas anti-conformiste, qui suit son chemin en dehors des routes conventionnelles. En un mot, un compositeur sincère avec lui-même et ses idéaux, un artiste qui a su saisir sa liberté.
Et c’est exactement ce que vise à montrer le documentaire Dialoogid – Helilooja Valentin Silvestrov, projeté pour conclure la soirée. Un film qui s’invite dans la vie quotidienne du compositeur, chez lui, et qui donne la part belle aux témoignages de ses contemporains – on y entend Sofia Gubaidulina, Arvo Pärt, Giya Kancheli et d’autres musiciens de sa génération, eux-aussi victimes de la répression soviétique. On y entend bien sûr beaucoup de musique – extraits de répétitions, de concerts et d’enregistrements discographiques. C’est un portrait sans voix-off, une suite d’instants de vie parfois anodins d’un homme quelque peu nerveux, qui baigne dans la musique de l’aube jusqu’au soir, vivant intensément son art, qui est sa raison de vivre, profondément. En répétition, il ne peut pas rester tranquille – il soupire, danse autour des musiciens en faisant de grands gestes jusqu’à ce qu’il obtienne la pâte sonore qu’il entend en lui. Une méticulosité et une exigence qui finissent par porter leurs fruits. En concert, il est plus discret, mais avec les yeux grands ouverts et la tête qui oscille parfois de droite à gauche ; la concentration est vive, la passion intérieure brûlante. On est bien loin du regard froid et impassible de beaucoup de compositeurs de musique sérielle, qui ont une approche purement analytique de leur musique.
Du film, on retiendra beaucoup de belles notes, et surtout cette intervention de Sofia Gubaidulina, qui résume en une phrase la conception de la musique de Silvestrov : « Aucun compositeur n’est propriétaire des oeuvres qu’il compose. » En effet, la musique, pour Silvestrov, c’est l’univers qui se chante à lui-même, éternellement ; les compositeurs ne font que capter des moments de ce flux, à différentes époques de l’histoire, pour les restituer dans une coloration particulière.
Le jeudi 15 janvier, à 20h, il était donc temps de vivre une expérience musicale peu commune en France : un concert intégralement constitué d’oeuvres de Silvestrov. Munies de leurs violoncelles, Anja Lechner et Agnès Vesterman ont interprété tour à tour duos et pièces solos, caractéristiques du style plutôt néo-classique du compositeur, réminiscences des musiques du passé, avec notamment Pour l’anniversaire de R. Schumann et A la mémoire de P.I. Tchaïkovski écrits en 2004, le magnifique et solennel A la mémoire de J.S Bach écrit en 2003, ou encore les Deux Sérénades de 2002, évocatrices du fameux Ständchen de Franz Schubert. Mais dans le lot, il y avait aussi des oeuvres plus hermétiques, voire carrément atonales, comme L’Elégie pour violoncelle et gong de 1999, ou plus récemment les Trois Pièces de 2009, dédiées aux artistes de la soirée. Il a fallu attendre la toute fin du concert pour que Silvestrov se mette au piano, pour accompagner les violoncelles dans le Postludium n°3, une oeuvre de 1982 caractéristique de son style le plus méditatif et évanescent. Puis il termina en solo par quelques « bagatelles », des miniatures poétiques pour piano qu’il qualifie de « prières du musicien », qui occupent beaucoup ses journées depuis plusieurs années maintenant.
Contrairement à la table-ronde de la veille, le public avait répondu plutôt présent pour ce concert unique, à la fin duquel Silvestrov a été généreusement applaudi. Ce n’était pourtant pas un concert très représentatif de l’éventail de sa création – rappelons qu’il est aussi l’auteur de 8 symphonies, d’un requiem, de musiques sacrées a cappella. Mais espérons que ce petit concert de chambre aura suffi à attiser la curiosité des auditeurs présents ce soir-là, pour leur donner envie de fouiller plus loin dans une oeuvre dense et fascinante, qui s’enrichit de nouveaux opus de jour en jour.