Arvo Pärt : on l’écoute, mais on en parle pas…
Un premier livre en français, un nouveau disque chez ECM, et une nouvelle création parisienne. Tout ça dans le même mois. Les fans d’Arvo Pärt peuvent passer l’automne avec le sourire.
Arvo Pärt salue le public aux côtés des musiciens de Vox Clamantis après le concert au Collège des Bernardins, le 17 novembre 2012 © Richard Holding
Arvo Pärt, le compositeur contemporain le plus joué au monde, et dont personne, en France, ne parle… ou presque. Sur ce blog, nous en parlons beaucoup, parce que nous aimons sa musique. Et surtout parce que nous nous rendons compte qu’il y a un réel vide médiatique à combler. Une presse musicale quasi silencieuse… mais un public de plus en plus nombreux, et des oeuvres de plus en plus souvent données en concert (voilà 3 années de suite que le compositeur est invité à Paris pour des créations mondiales ou françaises) et au cinéma (deux films en salles actuellement utilisent sa musique : Augustine et J’enrage de son absence. Rappelons aussi qu’Arvo Pärt a été décoré de la légion d’honneur par Frédéric Mitterrand le 2 novembre 2011…
Certes, le compositeur estonien est connu pour sa réticence aux interviews et aux discours publics. Mais c’est aussi le cas de quelqu’un comme le cinéaste Terrence Malick par exemple, (auteur de Tree of Life ce qui n’empêche pas tous les critiques de cinéma de parler de ses films!
On nous explique que la France se méfie des compositeurs « spirituels ». Mais c’est méconnaître la musique de Pärt qui, si elle est souvent fondée sur un texte sacré, n’est en rien prosélyte ou liturgique, comme le sont les cantates ou les Passions de Bach par exemple, oeuvres pourtant fréquemment jouées en concert ou diffusées à la radio.
On nous dit aussi (pour ne pas citer l’école boulezienne et sa descendance) que sa musique est trop « simpliste », et qu’elle ne présente pas d’intérêt musicologique. Mais l’amateur éclairé sait que la simplicité apparente de la musique de Pärt masque une construction rationnelle complexe, qui suit des règles très strictes et objectives. Et que le style « tintinnabuli » inventé dans les années 70 par Pärt, est l’un des langages modernes les plus créatifs qui soient!
Kanon Pokajanen au Collège des Bernardins
Mais presse ou pas presse, voilà qui n’a pas empêché les fans de Pärt de prendre d’assaut le Collège des Bernardins à Paris, samedi 17 novembre, où son oeuvre « Kanon Pokajanen » était donnée en clôture du festival « Les Heures des Bernardins » – en présence du compositeur, dans une version pour choeur de chambre. A l’entrée de l’ancien monastère, une foule de gens se pressait pour récupérer les réservations, alors que d’autres, sans billet, cherchaient désespérément un moyen de pénétrer dans la grande nef. Face à la demande exceptionnelle, les organisateurs avaient décidé de rajouter 200 places supplémentaires !
Pendant 1h30, le public fort de 600 personnes a assisté, dans la superbe acoustique de la grand nef, à une sublime interprétation d’une des oeuvres les plus austères et les plus profondes d’Arvo Pärt, par l’ensemble estonien Vox Clamantis : le Kanon Pokajanen, pour choeur a cappella, composé sur un ancien texte sacré de la liturgie russe orthodoxe, le « canon de la repentance ». Avant cette oeuvre imposante, une courte pièce a reçu une création mondiale : Habitare fratres in unum, une sorte d’hymne universel à la paix, que les interprètes, placés sous la direction de Jaan-Eik Tulve, ont donné en bis à la fin du concert.
Conversation avec Arvo Pärt, édité par Actes Sud
Mais l’actualité la plus forte de cet automne autour d’Arvo Pärt, c’est la parution d’un livre en langue française consacré au compositeur, dans la collection « Classica » des éditions Acte Sud. Il s’agit tout simplement du tout premier ouvrage en langue française consacré au maître estonien – qui a pourtant plus de 50 ans de carrière derrière lui! Mais, mis à part une très belle introduction du traducteur David Sanson, rien d’exclusif sur le fond : l’ouvrage, qui est un livre d’entretien entre le compositeur et le célèbre musicologue italien Enzo Restagno, existe déjà depuis plusieurs années en italien et en allemand. Toutefois, le mélomane francophone qui ne maîtrise aucune de ces deux langues se réjouira enfin d’avoir accès au jardin secret d’Arvo Pärt qui, dans cette longue et passionnante conversation, se montre plutôt loquace. On apprend notamment comment il est devenu compositeur dans le contexte socio-culturel si contraignant de l’URSS, dans quelles circonstances il a donné naissance au fameux style tintinnabuli, ou encore comment il a été poussé à l’exil avec sa famille. Quant à sa musique proprement dite, il nous livre de précieuses clés d’écoute sur un certain nombre d’oeuvres phares.
Adam’s Lament, nouveau disque du label ECM New Series
La parution de cet ouvrage passionnant coïncide avec la sortie d’un nouveau cru concocté par ECM New Series, le label historique d’Arvo Pärt grâce auquel des millions d’auditeurs de par le monde ont eu accès à sa musique ces 40 dernières années. Fidèle à sa réputation de maison de disque de qualité, ce nouveau CD est assurément l’une des plus belles réussites de la série, par ses interprètes de première classe, par la finesse de la prise de son, mais aussi et surtout, par le choix des oeuvres dont la plupart sont de purs chef d’oeuvres du compositeur. Notamment Adam’s Lament, qui donne son titre à l’album : une vaste partition pour choeur et orchestre à cordes, basée sur un texte de Silouan, moine orthodoxe russe du XIXe siècle, qui décrit les tourments du Père de l’Humanité après son éviction du paradis. Cette oeuvre au caractère épique, que nous avions découverte dans d’assez mauvaises circonstances en novembre 2011, lors de sa création française au Centquatre à Paris, est assurément l’une des plus puissantes dans toute la production de Pärt, celle qui nous tient peut-être le plus en haleine, avec un sens dramatique parfaitement maîtrisé.
Cette grandiose entre en matière se poursuit avec trois oeuvres plus courtes originellement composées pour choeur et orgue, mais que Pärt a orchestrées pour être interprétées lors du festival MITO, qui a célébré les 150 ans de la réunification de l’Italie : Beatus Petronius, Statuit ei Dominus, et Salve Regina
On se réjouit aussi de découvrir – enfin ! – le premier enregistrement de l’oeuvre intitulée l’Abbé Agathon, créée en France en 2004 par la soprano Barbara Hendrix et l’octuor des violoncelles de Beauvais. Elle est ici proposée dans une version pour solistes, choeur de femme orchestre à cordes. La légende est celle de cet abbé qui, en marchant vers la ville, tomba sur un lépreux qui lui supplia de l’emmener avec lui. L’abbé accepta, et répondit sans broncher à toutes ses autres exigences, jusqu’au moment où le lépreux, qu’il portait sur son dos, s’envola et prit la forme d’un ange – une créature céleste envoyée par Dieu pour tester Agathon.
Il faut aussi mentionner les deux dernières pièces du disque Christmas Lullaby et Estonian Lullaby, deux berceuses qui sont, selon les mots du compositeur lui-même « des petits morceaux de paradis ». Des pièces très courtes, très simples, et qui respirent une fraîcheur toute innocente. Un magnifique contrepoids à la tension de l’oeuvre du début, et une parfaite conclusion au disque.